LES RÉCITS DES ANCIENS

LA GUERRE D'ALGÉRIE

IVAN

Ivan était un authentique légionnaire et tenait une grande place à la compagnie ; et pourtant il n'a jamais figuré sur ses registres officiels ni reçu de matricule, les règlements étant faits, et mal faits, par des bureaucrates ignorant tout des choses de la vie.

Ivan était né en Oranie de père inconnu, quelque part entre Dominique-Luciani et Prévost-Paradol, dans une forêt qui aurait été tranquille et même paradisiaque pour Ivan, sa mère et ses sept ou huit frères et sœurs sans la folle agitation des hommes. C'est ainsi que mes voltigeurs, aussi bien déployés qu'en une battue classique, à défaut de fels, levèrent une laie et ses petits qui barbotaient joyeusement dans un trou d'eau, les faisant fuir sans demander leur reste. Dans un pareil cas, les marcassins galopent derrière leur mère, mais Ivan surpris s'était perdu et se retrouva dans la poche de la tenue de combat d'un légionnaire au grand cœur.

Son père adoptif vit s'engouffrer dans la gueule d'Ivan sous forme de lait condensé, une solde complète en moins d'une semaine. Ses copains firent une petite quête, mais la solde était loin, les bourses plates et le nourrisson insatiable. Du coup on me le confia et, devenu membre du personnel des cuisines, Ivan put satisfaire sa voracité sans ruiner personne. Il perdit vite sa jolie fourrure rayée de jeune marcassin, mais fit tout aussi vite son éducation de légionnaire.

En grandissant ses goûts s'affirmèrent rapidement. Si, pour la nourriture solide, il était peu regardant et tout simplement glouton, par contre, pour le liquide, il était plus fin gourmet Bien sûr, il ne dédaignait pas un petit coup de rouge de temps en temps, mais en fait de bière il n'admettait pratiquement que la Kronenbourg et en aurait fait volontiers un usage immodéré. Quand la compagnie était au complet, en dehors des heures de repas il désertait les cuisines et établissait son quartier général à la popote des sous-officiers, commensaux accueillants et généreux, les rappelant à l'ordre à grands coups de groin dans les jambes quand on l'oubliait lors d'une tournée générale.

Rancunier, il chargeait sans crier gare quiconque lui avait joué un vilain tour, refilé une boisson imbuvable ou donné un coup en vache, et le coupable se retrouvait le cul par-dessus tête, pendant qu'Ivan, très satisfait, s'éloignait en trottant. Par contre, il se frottait avec ardeur contre les jambes de ses bons copains, avec des grognements câlins, oubliant parfois qu'il sortait de s'ébattre dans quelque mare à la boue noirâtre : mais en amour rien n'est sale.

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