LES RÉCITS DES ANCIENS

LA GUERRE D'ALGÉRIE

IVAN (Suite)

Quand la compagnie se déplaçait, Ivan voyageait dans le camion des cuisiniers. Le GMC était bourré à ras bords de vivres, rations, boissons et ustensiles hétéroclites parait-il absolument indispensables ; ne restait disponible à l'arrière que strictement la place pour que le caporal et les trois cuistots puissent s'asseoir en contemplant très prosaïquement la roulante fumante ou plus poétiquement le paysage.

Au début, Ivan était une boule chaude au poil un peu raide, grognassant de plaisir sur les genoux d'un de ses parents adoptifs. Il se fit de plus en plus lourd et se cala entre les légionnaires, puis, s'étoffant et sans pitié, les poussa, les repoussa, et prit pour lui seul un bon tiers de la place au balcon. Le spectacle était impayable : un caporal et trois légionnaires entassés et bousculés, et mon Ivan, sûr de son bon droit, prenant ses aises deux pattes posées sur le hayon, zieutant un paysage qui filait, tout en reniflant une bonne soupe en train de mijoter dans les marmites.

Le Colonel de Corta se souciant des chiens comme de Colin -Tampon, l'EMT était précédé, accompagné et suivi par deux bonnes douzaines de cabots de race indécise ou indéterminée qui, malgré les dires de leurs propriétaires vantant leur nez ou leurs qualités guerrières, étaient tout juste bons pour aboyer à la lune ou bouffer le mollet de quelque passant en djellaba. Avec Ivan ils jouaient, mais prudemment. Pourtant un jour, au milieu du bivouac du bataillon, ce fut un déchaînement ; Ivan galopait en tête et, derrière lui, une meute hurlante le poursuivait avec des aboiements féroces.

De temps en temps, il se retournait pour donner un coup de boutoir au chien le plus rapproché et l'envoyer voltiger les quatre pattes en l'air. Brusquement il tournait à angle droit laissant sur place les clébards imbéciles, qui, emportés par leur élan, continuaient leur folle course dix ou quinze bons mètres. Tout à leur fantasia, clebs et sanglier se foutaient éperdument de l'ordonnance des guitounes, des piquets de tentes ou des amateurs de sieste : Ivan fonçait et la tornade suivait. Jambart, tiré de l'étude de ses cartes, pleurait de rire en voyant ravager son beau bivouac, quand, soudain, le typhon le frôla et traversant sans vergogne la sacro-sainte guitoune de commandement la fit s'effondrer Sur table, cartes et lit Picot. Fini de rire, il fallut sous la colère Soudaine de Jambart, arrêter la corrida, rattraper Ivan et les chiens, les attacher court et remonter un bivouac aussi nickel que pour l'inspection de quelque Poireau constellé d'étoiles.

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