LES RÉCITS DES ANCIENS

LA GUERRE D'INDOCHINE

CORRESPONDANCE DU LIEUTENANT TOURRET

LETTRES D'INDOCHINE
au Peloton de Vedettes Fluviales du 4ème Escadron du 1er R.E.C. (9ème Partie)

SP 72050 [Dong Ha], le 11 mai 1954

Je viens de relire le Journal des Marches et Opérations de ma section de supplétifs pour le mois d'avril. C'est un vrai roman feuilleton ! Tous les jours ou les deux jours un petit quelque chose (pas bien énorme)... Et qu'est-ce qui se cache derrière la sécheresse des mots ? Celui qui lit ça sans connaître, que peut-il bien en conclure ou comprendre ? Tenez, on va voir : j'en recopie une dizaine de jours et je commenterai après... O.K. ?

9 avril - Sortie en sampans à partir de Duy Phien. Un brouillard très épais réduit la visibilité à moins de 100 mètres ; à un kilomètre devant le poste de Cua-Viêt, sur la rive nord, en 316-690, un sampan non immatriculé avec bonde de coulage est surpris au beachage. Un homme prend la fuite et sera abattu ; âgé de 23 ans environ, il ne possédait pas de papiers.
Du classique; l'âge militerait pour un courrier viêt, mais ce peut être n'importe qui, un sampanier de la zone viêt pêchant de nuit... Comme je n'y étais pas, s'il y avait des filets dans la barcasse, le brigadier-chef Lo (un vrai brigand !) n'en a soufflé mot et a mis tout ça à l'eau, ne ramenant que le sampan. Il faut pourtant reconnaître honnêtement qu'aucun village sampanier n'a signalé la disparition d'un pêcheur de l'autre rive (ils sont tous plus ou moins cousins, et tout se sait très vite) et que le sampan n'était pas immatriculé.

11 avril - 03 h 00 : départ en sampans d'un commando de 8 supplétifs et légionnaires autochtones pour un coup de main sur le poste de guet viêt-minh de Dai-Do Village. Le contact est pris à 5 h 30 avec un élément armé de fusils en 257-628 ; un rebelle est blessé à l'épaule et fait prisonnier avec son arme (fusil anglais 303) ; des documents importants relatant les activités VM à Dai Do en mars et avril sont saisis.
Là, j'y étais. "Documents importants"... J'ai un peu charrié ; c'est vraiment trop d'honneur pour un petit village aussi minable ! Lo et ses quatre supplétifs ont coursé ce Viêt pendant plus d'une heure dans une véritable chasse à courre, le débusquant trois ou quatre fois sur plus d'un kilomètre carré avant d'arriver à le toucher et le faire prisonnier ; quant à moi, je ramais derrière avec une patte folle (une entorse quelques jours auparavant) et Dang et Phan qui ne voulaient pas me lâcher tout en m'engueulant de sortir quand j'avais mal. Tout à fait fâché, le légionnaire autochtone Phan m'a sorti une de ces merveilleuses phrases à l'emporte-pièce dont il a le secret : "Quand on a été esquinté la jambe, c'est pas sortir tout le temps pour bien montrer qu'on est toujours le chef courageux qu'a pas mal, même si c'est pas vrai ! C'est rester tranquille la paillote et laisser bosser les autres ; ou au moins c'est prendre une canne et pas le P.M ; moi et Dang veiller dessus, et tirer pour lui s'il faut". Ce gars-là se croit tout permis, mais il a un coeur et une paire de c... "gros comme ça" (pardon !)...

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