LES RÉCITS DES ANCIENS

LA GUERRE D'INDOCHINE

CORRESPONDANCE DU LIEUTENANT TOURRET

LETTRES D'INDOCHINE
au Peloton de Jeeps Blindées du 9ème Escadron du 1er R.E.C. (1ère Partie suite et fin)

Le lendemain, on est parti à cinq ou six heures du matin, et on a fait au mieux trente kilomètres, dont plus de vingt-cinq la première heure. Le terrain inondé, les fondrières... tout ça dépassait l'imagination, et en plus, on se serait cru dans une gare de triage sans savoir quelle était la bonne voie ! A chaque instant, une dizaine de traces serpentaient dans la forêt-clairière, s'enchevêtrant comme si ceux qui s'étaient décidés pour la gauche avaient brusquement changé d'idée au moment où ceux de droite avaient pensé le contraire. Le pompon a été cette jeep qui a disparu aux quatre-cinquièmes sans crier gare dans un grand trou au milieu d'une zone inondée.

Il pleuvait à verse depuis le départ... Une pluie de mousson noyant tout sous un mur de flotte, coulant en grosses rigoles dans le cou des légionnaires et collant les treillis à la peau (on avait depuis longtemps renoncé aux ponchos caoutchoutés qui ne servaient strictement plus à rien). Comme, de plus, il n'y a pas de capote sur les jeeps, rien ne nous protégeait ; finalement, la moitié des hommes se sont mis torse nu, préférant tant qu'à faire ne pas sentir le poids et le froid des habits mouillés. Crottés comme des barbets, les légionnaires pestaient dans toutes les langues ; quand les jeeps ne dansaient pas comme des folles entre les nids d'autruches, elles patinaient en crabe dans la gadoue en creusant des ornières toujours plus importantes, d'où de grandes gerbes de boue liquide à l'arrière qui transformaient les malheureux qui poussaient à la roue en vivantes statues de boue... J'ai abandonné ! On aurait tout cassé...
Le retour s'est mieux passé que je n'aurais pensé. Finalement, après cet essai infructueux de "forcer le passage", et une journée de repos (quand même !) qui m'a permis de vous écrire cette lettre, on embarque dans une heure ou deux sur deux chalands... L'escadron rejoindra plus tard ! Le Mékong est très joli mais les bateaux sont trop petits ; une fois placés les engins, il reste moins d'un mètre carré par tête pour se déplacer... et ça va durer plus de 60 heures.

Le Peloton de Jeeps Blindées du 9ème Escadron du 1er R.E.C.
Le Peloton de Jeeps Blindées du 9ème Escadron du 1er R.E.C.