LES RÉCITS DES ANCIENS

LA GUERRE D'INDOCHINE

UN SCUSCIA À LA LÉGION ÉTRANGÈRE (suite et fin)

Puis les années ont passé, toutes aussi riches en évènements, en drames ou en efforts, mais toujours plus riches en plaisir du devoir accompli. Et puis, ce 6 mai 1954 ! pendant que la folle bataille faisait rage ; au pied de Béatrice, entre ces trois P.A. tenus par le 3ème bataillon de la 13ème D.B.L.E. ; alors que le Colonel Gaucher grièvement atteint nous quittait, à quelques minutes d'intervalle du Commandant Pegot et que les Lieutenants Bailly et Bréville étaient tués sur le coup ; toi, mon petit Antonio, tu eus la force d'appeler Jean, oui, Jean, pour lui montrer un tas de chiffons, chairs et sang au milieu de quatre membres désarticulés et, une tête … prodige !, encore reconnaissable. De l'horreur la plus atroce à la pitié la plus effrayante, mon être fut traversé d'un terrible frémissement, quand j'eus la force d'approcher ce qui restait… d'un homme, j'eus l'impression d'entendre : "Adieu mon Père, Antonio de N…a gagné…" La suite resta prisonnière de ce blême sourire, mélange de tristesse et de suave résignation. Il était minuit, tu nous quittais aussi. Tu nous as quittés sans terminer ton histoire. Tu nous as quitté avec ce bataillon des grands combats, ceux de Bir Hakeim, de Tunisie, de Strasbourg et de Xong Pheo, et ici, avec toi, il n'a pu tenir que quelques heures, ce 6 mai.

Tu es parti aussi discrètement d'où t'étais venu, comme tous ces errants venus d'instinct vers un pays qui offrait une nouvelle religion à base d'honneur et de fidélité, où l'homme, quel qu'il fut, soudainement transformé en serviteur d'Arès (2), retrouvait sa dignité.

Ces hommes anonymes sous le képi blanc, continueront de défiler majestueusement et de se battre comme ils l'ont toujours fait, relevés par d'autres hommes, au même képi blanc ayant dans les yeux le reflet de cette foi intérieure qui ennoblit la Légion. C'est aussi ainsi que chaque légionnaire nous quitte laissant aux successeurs l'épique gloire gagnée, sans rien emporter, car les illusions perdues ne se mettent pas dans les bagages, mais elles n'en sont que plus lourdes à porter. Nous nous devons de défendre l'héroïsme, même dans l'échec, de garder tendresse et respect pour tous ces hommes qui surent avec courage et stoïcisme, s'immoler pour la France.

Pascal CASTELLANO,
ancien de la 13ème D.B.L.E.

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(2) Dieu grec de la guerre