LES RÉCITS DES ANCIENS
LA GUERRE D'INDOCHINE
CORRESPONDANCE DU LIEUTENANT TOURRET
LETTRES D'INDOCHINE
au Peloton de Vedettes Fluviales du 4ème Escadron du 1er R.E.C.
(8ème Partie)
SP 72050 [Dong Ha], le 25 Avril 1954
Le coin est assez remuant actuellement, et le travail ne manque pas pour nous ; tout le monde suit avec intérêt les travaux de la Conférence de Genève et l'opinion générale, ici, est que cela ne devrait plus tarder beaucoup avant une trêve ou un cessez-le-feu (opinion purement gratuite d'ailleurs).
Vous
me demandez des détails sur mes pirates... et Maman se scandalise
que je les recrute si jeunes ?... Fille, femme et mère d'officiers,
je ne pense pas qu'elle ait oublié qu'en 1943 - 1944 des gamins
de leur âge étaient au maquis ou franchissaient la frontière
espagnole pour rejoindre les Forces Françaises Libres ou l'Armée
d'Afrique... C'est LEUR guerre, leur Pays qui est en cause, en plus
de l'aspect "grand jeu" grisant du combat pour
des gamins de 17/18 ans ! Quand, à l'été 1944,
nous portions, mon cousin Paul Lebaudy et moi, des plis d'un maquis
à l'autre, cachés dans nos pompes à bicyclette,
quel âge avions-nous ? Quinze et seize ans, et ça nous
semblait normal, excitant même d'essayer de servir très
modestement notre Pays ; bien sûr, Maman ne l'a su qu'après
et Papa était en Déportation.
On pourrait paraphraser le poème : "je veux, dit l'enfant
vietnamien, je veux de la poudre et des balles"...
Mes jeunes pirates (je préférerais dire mes "bébés-tigres"
mais ils n'aimeraient pas ça), c'est à la fois la bravoure
inconsciente et un peu folle du gamin, la gloire d'être pris
pour des grands par mes légionnaires ; c'est aussi la brutalité
(à maîtriser) du jeune petit coq qui à une arme
vis à vis des civils sans défense, et qui oublie qu'il
en faisait partie trois mois plus tôt ; c'est la stupeur devant
la blessure ou la mort du bon copain si en forme et rigolard dix minutes
avant... A ce moment-là, ils se regroupent autour du gradé
pour se rassurer, avec une interrogation humble et muette dans le
regard, presque craintivement. Quelle responsabilité pour le
chef ! Maintenant, ils sont au point et je peux leur faire toute confiance,
même si on n'est jamais assez prêt... Ils sont plus "durs"
et costauds que nous ne l'étions à leur âge, deviennent
adultes (trop tôt bien sûr mais, dans ce Pays, on n'a
pas le temps comme en France d'être adolescent : on travaille
dès l'enfance et le jeu n'existe pas quand on est sampanier).